Quand le concessionnaire fait son marché…
Le 23 juillet 2025, le Tribunal Administratif de Marseille a rendu un jugement intéressant dans un dossier relevant à la fois du droit public des affaires et du droit de la décentralisation. Les enjeux financiers de cette affaire s’élevaient à 9,5 millions d’euros, à l’échelle de la Communauté de Communes du Briançonnais (CCB) qui compte quelque 20.000 habitants.
I. – Un contexte politico-économique instable mais éclairant
Depuis le 14 avril 2006 et pour une durée de 25 ans, le service public de l’assainissement collectif de la CCB est délégué à la Société d’Équipement et d’Entretien des Réseaux Communaux (SEERC), à laquelle la SAS Suez Eau France (SEF) a succédé à la suite d’une restructuration.
Après un changement de majorité résultant des élections municipales de l’année 2020, la CCB a adopté le 18 janvier 2021 une délibération autorisant son exécutif à signer un avenant particulièrement avantageux pour le concessionnaire de ce service public. En effet, aux termes de cet avenant, l’établissement public acceptait notamment d’une part l’insertion de clauses instaurant une « redevance pluviale » et accordant un quitus à SEF sur de nombreux points, y compris la gestion et les travaux concessifs ; et, d’autre part, la suppression de frais de contrôles dus par le concessionnaire à l’établissement public. En contrepartie de ces avantages, SEF acceptait de se désister d’un contentieux dont l’issue restait, au demeurant, incertaine.
Cet avenant fut signé trois jours plus tard.
À l’occasion d’un contrôle des comptes portant sur les exercices 2009 à 2021 de cette délégation de service public, la Chambre Régionale des Comptes (CRC) a relevé « que cet avenant modifie sensiblement l’économie du contrat au profit du délégataire » et a évalué à quelque 9,5 millions d’euros les avantages ainsi consentis par la CCB à SEF. Plusieurs clauses de cet avenant dont « la régularité n’est pas avérée » ont été analysées par la CRC ; notamment l’article 2, que la CRC estime « irrégulier », instaurant une « redevance pluviale » d’un montant indexé de 300.000 € par semestre, soit un total supérieur à 6 millions d’euros sur dix ans.
L’association Eau Secours Briançonnais et deux maires de communes membres de la CCB ont contesté la délibération du 18 janvier 2021 ainsi que cet avenant du 21 janvier 2021.
Inhabituellement longue, l’instruction s’est étendue sur une période de plus de quatre années. Non que des mesures complexes d’expertise aient été rendues nécessaires par les aspects techniques de ce dossier ; mais la défense a, non sans succès, mis en œuvre de nombreuses techniques dilatoires.
II. – Un recours « Tarn-et-Garonne » hautement efficace
Après avoir exercé en vain un recours gracieux, les requérants ont introduit un recours en contestation de la validité du contrat (CE, Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne c. Bonhomme, req. n° 358994) contre l’avenant n° 2 au contrat de concession ; ils demandaient en outre l’annulation de la délibération du 18 janvier 2021.
A. – Un contentieux à la recevabilité désormais bien encadrée
S’agissant de cette délibération, les requérants critiquaient le caractère manifestement insuffisant de l’information donnée par la CCB aux conseillers communautaires préalablement à la délibération, en méconnaissance des articles L. 2121-12 et L. 2121-13 du code général des collectivités territoriales. Bien que fondé en droit comme en fait, ce moyen n’a pas été examiné par le juge administratif, celui-ci ayant fait bénéficier la délibération du 18 janvier 2021 de l’immunité juridictionnelle résultant de l’arrêt Tarn-et-Garonne.
Reprenant la solution dégagée par le Conseil d’État (CE, 20 novembre 2020, Association Trans’Cub et autres, req. n° 428156), le Tribunal Administratif de Marseille a, en revanche, sans difficulté admis la recevabilité du recours Tarn-et-Garonne dirigé contre un avenant, signé après le 4 avril 2014, au contrat même signé avant cette date. Le Tribunal Administratif a considéré que, dans une telle situation : « la détermination du régime de la contestation est fonction de la date de signature de l’avenant, un avenant signé après le 4 avril 2014 [...], doit être contesté dans les conditions ainsi définies, quand bien même il modifie un contrat signé antérieurement à cette date. »
B. – Au fond, des libéralités éminemment contestables
S’agissant, au fond, de la contestation de la validité de l’avenant du 21 janvier 2021, le Tribunal Administratif a largement accueilli les moyens soulevés par les requérants.
1. – Enrichissement sans cause, annulation de la clause
Le Tribunal Administratif de Marseille a ainsi considéré que la clause instaurant la « redevance pluviale » ne pouvait être justifiée par le caractère prétendument unitaire du réseau, celui-ci s’avérant, en fait, séparatif à 98,25 %.
En défense, la CCB et SEF tentaient également de répliquer qu’un volume important d’eau pluviale aurait été présent dans le réseau. Toutefois, à défaut de toute méthode fiable quant à l’évaluation du volume de ces eaux claires parasites, le juge administratif ne s’est pas laissé convaincre par cet argument. Le Tribunal Administratif de Marseille a, en revanche, relevé que la présence d’eau pluviale dans le réseau était connue des parties lors de la signature du contrat de concession initial en 2006 et qu’en l’absence de changement de circonstance ce volume d’eaux parasites ne pouvait justifier le versement par la CCB d’une « redevance pluviale » à SEF.
Dans ces circonstances, le Tribunal Administratif de Marseille a conclu que la clause instaurant cette « redevance pluviale » n’avait aucune contrepartie et devait donc être regardée « comme étant dépourvue de cause juridique ».
C’est dire que SEF bénéficiait ainsi d’un enrichissement sans cause avec l’accord, mais au détriment, de la CCB.
L’annulation de cette clause instaurant une « redevance pluviale », ou prétendue telle, était dès lors inévitable.
2. – Libéralités maximales, annulation maximale
Reprenant la méthode posée par l’un des considérants de principe de l’arrêt Tarn-et-Garonne, le Tribunal Administratif s’est interrogé sur les effets de cet enrichissement sans cause du concessionnaire.
Le juge administratif a d’abord relevé qu’aux termes mêmes du préambule de l’avenant, la clause instaurant une « redevance pluviale » avait « eu un caractère déterminant dans la conclusion de cet avenant » ; il en a conclu que cette clause s’avérait ainsi « indivisible des autres stipulations de l’avenant en litige. »
Cette clause « étant affecté d’un vice d’une particulière gravité, qui ne peut être couvert par une mesure de régularisation, et étant indivisible de l’avenant », c’était nécessairement l’ensemble de cet avenant qui encourait l’annulation.
Avant de franchir ce dernier pas, le Tribunal Administratif de Marseille n’a pas manqué de s’assurer que cette annulation ne porterait pas une atteinte excessive à l’intérêt général. Il relève que « la gestion du service public de l’assainissement collectif de la communauté de communes du Briançonnais reste assurée » dans le cadre du contrat de concession, sans les modifications apportées par l’avenant n° 2 en litige.
Dès lors, c’est sans hésitation que le Tribunal Administratif de Marseille a pu annuler cet avenant.
D’autres critiques étaient encore dirigées contre cet avenant mais, par économie de moyens, le Tribunal Administratif ne s’est pas prononcé sur ces questions relatives d’abord à l’incompétence matérielle de la CCB en matière d’eaux pluviales ; ensuite à la libéralité résultant de la suppression de la redevance de contrôle due par le délégataire à la CCB, pour un avantage financier au profit de SEF d’un montant d’environ 600.000 € ; en outre au large quitus donné par la CCB à SEF ; et, enfin, à la compensation du manque à gagner du délégataire qui supprimait pour l’essentiel le risque d’exploitation normalement supporté par le concessionnaire du service public.
En raison de ses enjeux financiers, ce dossier contentieux n’est probablement pas terminé devant la juridiction administrative. Savoir si le juge pénal pourrait, en outre, entendre l’écho de ce contentieux montagnard demeure une question en suspens.
Pierre FRESSOZ,
Maître de Conférences en droit public,
Faculté de droit de l'université d'Avignon,
Laboratoire .JPEG (EA3788)